28 Décembre ;
Le temps passe vite. J’en suis déjà à mon quarantième carnet débuté depuis le début de la thérapie, plusieurs années en arrière. Certes, il y a parfois eut des pauses de plusieurs mois, voire d’un peu plus d’un an parfois, entre chaque remplissage de ces centaines de pages blanches, mais le tout reste une continuité dont je ne pense pas pouvoir un jour me défaire, finalement. Moi qui trouvait ça immensément stupide que de noircir du papier pour se sentir exister… Je crois que j’y ai pris goût au point de ne plus pouvoir m’en passer.
Il m’arrive souvent de repenser à mes parents, dernièrement. Peut-être parce que l’anniversaire de leurs morts arrive bientôt, je ne sais pas. En vérité, je n’y accorde pas vraiment d’importance. Le souvenir reste, c’est plus important qu’une bête date, non ?
Pourtant cette réminiscence me ramène forcément à ce qu’il m’est arrivé aussi, par la même occasion. Et alors que mes paupières s’abaissent, je me revois, émergeant de ce sommeil trop profond pour être réparateur, à l’arrière de la voiture familiale, laquelle empeste la fumée et l’amertume d’une famille fraîchement désossée.
Mes deux parents sont morts dans cet accident. Je me rappelle voir leurs corps ensanglantés, plaqués contre le tableau de bord de la BMW de papa. Et mon corps à moi, ma main si lourde que je n’arrivais pas à les atteindre, à les appeler. Chaque mouvement me donnait l’impression de plonger dans la Géhenne. J’ai bien vite perdu connaissance, n’ayant pas le temps de vérifier si ma petite sœur, dans son siège enfant, juste à côté, était en bonne santé.
Le réveil à l’hôpital fut rude. On m’expliqua que j’avais été blessé grièvement à la gorge et que malgré l’opération qui avait été pratiquée le plus rapidement possible, je ne pourrais très certainement plus jamais parler normalement. Parler tout court, en vérité. Les infirmières essayaient de se montrer un peu optimistes mais moi, j’étais perdu entre deux eaux. Je savais ce qu’il s’était passé et je savais que je ne reverrais plus mes parents. Cela, plutôt que ma voix, m’affectait bien davantage.
Je ne me souviens plus si j’ai pleuré, ni même des jours qui ont suivi par la suite. Tout n’es que brouillard insipide dans les limbes de mon esprit. Je n’étais qu’un enfant, je n’avais que douze ans. Et les changements n’étaient pas prêts de s’arrêter après cette tragédie.
Après quelques formalités, je fus envoyé en Corée du Sud, chez le frère cadet de mon père, que je n’avais vu qu’en photographies jusque-là. Ma sœur, elle, fut confiée à la famille islandaise qu’il restait à notre mère – soit une demi-sœur mal connue. A l’époque, les spécialistes du genre avait pensé que séparer une fratrie pourrait nous permettre de nous sentir mieux dans un environnement moins anxiogène, qui nous rappellerait moins l’accident de cette veille de nouvel an. Ce que les adultes peuvent être bêtes, parfois. Mais je n’avais pas mon mot à dire – dans tous les sens du terme – alors, un peu à contrecœur, je me suis laissé dériver loin de ma petite sœur, j’ai laissé autrui décidé pour moi et ainsi ai débarqué dans un pays qui n’était le mien que parce que je portais un nom asiatique.
Dak-Ho, le grand lac selon les significations étymologiques. Peut-être que c’est là toute l’ironie du sort mais considérant ma situation actuelle, je me dis que mes parents ont au moins été éclairé à ce sujet. Après tout, un lac ne peut parler, mais ses flux et reflux forment une danse toujours plus inédite et surprenante, n’est-ce pas ?
Oh, j’entends que l’on m’appelle pour une répétition, je tâcherai de continuer ce récit un peu plus tard.
6 Janvier ;
{partie rédigée en islandais} Finalement j’ai été plus occupé que prévu et je ne peux me poser avec un stylo que maintenant. L’envie me prend d’écrire en islandais aujourd’hui. J’ai l’impression que cela fait tellement longtemps que j’ai perdu un peu de ma graphie. Il faut dire qu’à mon arrivée à Séoul, lorsque mon oncle est venu me chercher à l’aéroport, je n’ai pu m’exprimer qu’en coréen ; logique. Je ne récitais mon islandais que par brèves incantations à moi-même, lorsque je le pouvais, muettement. Parfois je les écrivais mais durant ce laps de temps j’avais la fâcheuse tendance à perdre tous les papiers que j’avais. Je n’étais pas très ordonné, à l’époque. Heureusement que mon oncle m’aidait sans réserve.
Choi Mi-Cha était un homme assez réservé mais qui voulait bien faire pour ses proches. N’ayant pas d’enfants, je suis rapidement devenu une sorte de substitut de ce genre pour lui, j’imagine. Mais cela ne m’a pas dérangé outre mesure, il m’a toujours beaucoup aidé dans ma vie sans jamais rien demandé en retour. Cet homme est encore aujourd’hui l’un des piliers de mon existence.
Il y avait aussi Kan Eunji, un ami de mon oncle, qui était très souvent à la maison. Je n’ai pas compris immédiatement la nature de leur relation mais très honnêtement, j’étais plus intéressé par le fait de me reconstruire qu’autre chose à cette époque-ci. J’étais jeune mais brisé ; j’avais besoin d’être entouré. Et ces deux hommes me permettait de retrouver une stabilité certaine, je dois bien l’avouer.
La présence féminine et adulte qui acheva de me remettre les pieds sur terres fut Kan Hea-Jung, la sœur de l’ami de mon oncle – assez compliqué, je sais. Elle était professeure de danses en tout genre, de celles de salons à celles un peu plus modernes. Parfois, après les cours ou lorsque mon oncle et son ami finissaient trop tard le travail, elle me gardait avec elle et m’emmenait à son studio où j’avais alors l’opportunité de la voir danser et enchainer les mouvements. J’étais supposé faire mes devoirs et gagner du temps mais en réalité, ce que je voyais avait largement la préférence de mon attention. Et si je ne pouvais pas parler, mes yeux savaient exprimer ce que je ressentais alors.
Je crois qu’elle a toujours été très perspicace. Un jour, elle me fit danser, comme ça, pour le plaisir. C’était la première fois pour moi et pourtant, je me suis senti suffisamment à l’aise pour ne pas perdre pied. Nous n’avons fait qu’une simple valse ce soir-là, mais pour moi ce fut le début d’une grande aventure. Je fis donc part à mon oncle – avec un peu d’angoisse dans les veines – que je souhaitais intégrer les cours de danses de Hea-Jung. J’avais treize ans.
Mon oncle adhéra immédiatement à l’idée et je me rappelle avoir rougis de honte à l’idée qu’il puisse m’en vouloir de désirer pratiquer une telle activité si... féminine. Mais aujourd’hui encore, je ne regrette en rien ce choix.
Oh, mon portable vibre quelque part, ce doit être mes amis de New Faith. Je reprendrais la rédaction plus tard.
9 Janvier ;
En rangeant un peu mes dossiers je suis retombé sur mon premier ‘contrat’ avec le label Y.Net. J’avais seize ans alors et je participais à des compétitions professionnelles de danse depuis six mois – ma professeure m’y ayant grandement encouragé – lorsque l’on vint me proposer une place de danseur au sein du label. Ne sachant trop quoi dire à ce sujet – sans mauvais jeu de mots – j’ai réfléchis longuement et finalement, ai accepté l’offre. Je m’étais dit que de toute manière j’aurai pu repartir quand je le voulais si jamais cela ne me convenait pas.
J’ai participé à des chorégraphies diverses et variées – mon panel de danse incluant beaucoup de déclinaisons – et finalement, j’ai été majoritairement attribué au groupe des New Faith, lorsqu’ils eurent suffisamment de succès. C’est ainsi que j’ai rencontré ces quatre gars un peu hors du commun mais qui sont aujourd’hui mes amis. J’ai fait beaucoup de chemin depuis mes ‘débuts’ dans la danse. Mon oncle et son entourage sont très fiers de moi, je le sais, j’en suis ravi.
Je me dis que désormais, je devrais peut-être cesser de tout consigner dans des carnets comme je le fais depuis si longtemps et… vivre ma vie, tout simplement ? Je ne sais pas encore, je vais attendre de voir ce que me réserve les mois à venir.
En attendant, j’ai répétition.